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Le peintre du dérobement de l’objet

Par Marianne AMIEL-DAL’BO

Article paru dans les Feuillets psychanalytiques, La psychanalyse à l’œuvre, la direction de la cure et ses finalités,
Revue de l’association Lacanienne Internationale Rhône-Alpes , numéro 3, 2018.

Portfolio des Carnets du Ventoux

Par Dominique BARROT

Article paru dans le numéro 105, automne 2019.

Le peintre du dérobement de l’objet

Article paru dans les Feuillets psychanalytiques, La psychanalyse à l’œuvre, la direction de la cure et ses finalités,
Revue de l’association Lacanienne Internationale Rhône-Alpes , numéro 3, 2018.

Marianne Amiel-Dal’Bo

Architecte et Psychanalyste. Rédactrice pour les Feuillets Psychanalytiques.

« À propos des œuvres d’Antoine Baer, plus on s’en approche plus nous sommes salutairement perdus. Le visible se diffracte, le sujet qui contemple le tableau s’en trouve déstabilisé, comme si la seule chose qui subsisterait alors serait le Réel qui saisit le regard : la tache, le trait, les interstices. Cette rencontre chaotique, qui nous apprend, incite au recul, au retrait par lequel la composition réapparaît comme par enchantement. Comme si le peintre, après la leçon qu’il nous donnait sur le Réel, ménagerait un lieu où celui qui regarde son tableau peut enfin “relâcher en eaux plus calmes”.

Marianne AMIEL-DAL’BO

La rencontre avec la peinture d’Antoine Baer est un véritable choc car elle fait marque très singulière dans notre culture.
Concernant l’ensemble de son travail, la notion de dérobement de l’objet qui le caractérise, est en effet particulièrement intéressante. Comment l’entendre? Dans les productions d’Antoine Baer, l’objet échappe en dernière instance et, en même temps, elles visent son dénuement le plus extrême ; autrement dit, il excelle en tant que peintre à le rendre plus accessible à notre regard tout en rappelant qu’il est d’emblée définitivement perdu. C’est bien de la vérité de ce paradoxe fondamental qu’il faut donc partir.
Alors qu’est-ce qui est rendu plus accessible et moins atteignable dans le dénuement de l’objet, chez lui ?
Antoine Baer peint depuis qu’il est enfant, puis il a étudié aux Beaux-Arts de Paris. Il s’est toujours posé la question décisive de qu’est-ce que pourrait signifier le fait d’être peintre et surtout de peindre dans notre monde contemporain ?
Puisque, d’une certaine manière, si le peintre vise une représentation en général, tout l’art d’Antoine Baer est de nous montrer qu’il est en fin de compte impossible de rendre compte d’une quelconque représentation. C’est pour cela que sa recherche est passionnante, car il nous révèle tout un cheminement qui n’est pas une tentative déjà connue de perfectionnement de la représentation -ce qui ne serait pour lui qu’une facilité consentie aux conventions- mais de la dépasser, pour nous introduire à tout autre chose. C’est de cette introduction qu’il faudrait parvenir à rendre compte maintenant.
Ainsi, disons que même s’il peint le paysage qui l’a accompagné toute sa vie, ce dernier est un prétexte. En peignant la Provence, il ne peint pas la Provence. On se rappelle inévitablement du : “ceci n’est pas…” de Magritte. D’ailleurs, il ne se reconnaît pas dans ce cadre du peintre pittoresque. Il peint à travers les variations subtiles de la lumière, ces instants fugaces, qui nous rappellent notre fragilité et celle de la vie.
Comment nous invite-t-il à transcender ce monde qui s’étale devant lui ? Devant nous ? Et que parfois nous ne voyons plus ? En partant justement de ce qui s’est d’abord présenté à lui, de ce que son regard a embrassé, et ensuite en en faisant une abstraction pour essayer de peindre à partir des traces laissées par le souvenir, des impressions qu’il a pu creuser. Ce faisant, il se détache radicalement de l’expérience vécue comme telle, ce qui le conduit à s’engager sur le trajet complexe d’une symbolisation.
Comment se manifeste-t-elle ? Par le surgissement par exemple d’une tache qui surprend en subvertissant les limites habituelles de la représentation. Alors même que l’on pourrait croire au premier abord que c’est un portraitiste, un peintre de paysages ou de natures mortes, bien au contraire, nous sommes d’emblée avec lui dans une forme d’abstraction. D’ailleurs, lorsque l’on s’approche progressivement du tableau, se produit l’inverse de ce qui est à l’œuvre par exemple dans la peinture flamande (XVe – XVIIe siècle), où plus on abolit la distance plus on entre dans une minutie, une précision du visible, une narration qui rend compte des scènes quotidiennes de l’existence : le détail est à découvrir, c’est lui la clé du tableau. Ainsi, la coupe de fruits, le bouquet, leur progressive rencontre décompose la belle image et compose, à la place, la réalité frappée par les effets temporels (l’éphémère, la putréfaction, le pétale fané), nous ne sommes alors pas perdus dans l’image, tout au contraire, elle porte un message direct.
À l’inverse, à propos des œuvres d’Antoine Baer, plus on s’en approche plus nous sommes salutairement perdus. Le visible se diffracte, le sujet qui contemple le tableau s’en trouve déstabilisé, comme si la seule chose qui subsisterait alors serait le Réel qui saisit le regard : la tache, le trait, les interstices. Cette rencontre chaotique, qui nous apprend, incite au recul, au retrait par lequel la composition réapparaît comme par enchantement. Comme si le peintre, après la leçon qu’il nous donnait sur le Réel, ménagerait un lieu où celui qui regarde son tableau peut enfin “relâcher en eaux plus calmes”. C’est dans cet aller-retour du près au loin, c’est-à-dire dans ce mouvement qui déstabilise puis redonne fondement, dans la précision de cette expérience qui est si spécifique à cet artiste, qu’il nous offre une rare possibilité d’apprendre sur l’essentiel. Sa peinture est un don qu’il nous concède.
C’est une peinture sans crayon, sans contour préalable, qui nous instruit sur quelque chose qui est situé au-delà d’elle et qui concerne la relation de tout sujet à la cause de son désir. Dans le désir, le sujet peut avoir le courage d’en approcher la cause, tenter de s’en saisir, mais c’est justement à ce moment-là qu’elle lui échappe le plus certainement. Ce n’est donc que dans l’acceptation de ce dessaisissement préalable que le sujet peut en avoir une certaine connaissance. C’est en acceptant cet inaccessible que, néanmoins, nous parvenons à découvrir un accès.
Des pinceaux d’Antoine Baer, une félicité se dégage, une lumière se fait jour pour éclairer ce moment où l’objet attendu ne cesse de s’échapper par la fenêtre de l’accessible; nous approchons ce moment intime de ce qui s’est passé pour le peintre avant même sa création et qui cherche à s’inscrire par les voies du présent, dans le tableau à venir.

Alors qu’une photographie nous ferait voir le monde sous un certain angle, cette peinture, capable de défaire le monde, nous fait apercevoir ce de quoi nous sommes faits en tant que sujets parlants. C’est là que réside le miracle de l’art d’Antoine Baer.

Marianne Amiel-Dal’Bo



Portfolio des Carnets du Ventoux

Article paru dans le numéro 105, automne 2019.

Dominique Barrot

Peintre

Antoine a compris la leçon de Morandi qui disait : « rien n’est plus abstrait que le monde visible ». En vrai peintre, il cherche derrière l’apparence la permanence des lois secrètes, on pourrait dire des lois abstraites qui sous-tendent le visible et lui donne sa force et sa poésie.

Je me souviens d’Antoine BAER adolescent venu me montrer ses premiers essais en dessin et en peinture. Ils révélaient des dons certains qui furent confirmés quelques années plus tard par l’admission à la prestigieuse École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Qu’attendait-il d’un peintre plus âgé certes, mais qui, pétri de doutes, cherchait lui-même l’appui de ceux qu’il considérait comme ses maîtres et ne voulait surtout pas se poser en professeur, persuadé que la peinture, une fois acquis les rudiments de base, est une aventure personnelle et solitaire. La peinture ne s’enseigne pas dans la mesure où elle ne consiste pas à appliquer des recettes infaillibles. 

Nous vivons dans une époque où tout est permis en art, ou la recherche de l’originalité à tout prix en a conduit plus d’un aux réalisations les plus extravagantes, pourvu qu’elles soient prétexte à des discours savants. On a pu lire en effet sous la plume d’un critique d’art patenté : « de nos jours ce qui compte, ce n’est pas l’art mais le discours sur l’art. »

Antoine Baer semble avoir entendu cette réflexion de Cézanne : « il ne faut jamais avoir une idée, une pensée, un mot à sa portée, lorsqu’on a besoin d’une sensation. Les grands mots ce sont les pensées qui ne sont pas à vous. Les clichés sont la lèpre de l’art ». Ou encore « aujourd’hui notre vue est un peu lasse, abusée du souvenir de mille images. Et ces musées, les tableaux des musées !… Et les expositions !… Nous ne voyons plus la nature, nous revoyons les tableaux. »

Antoine n’a pas choisi le chemin de la facilité, mais le chemin escarpé. Il a choisi de regarder la nature et se déclare « peintre figuratif. » Cela dénote un certain courage. Toutefois opter pour la figuration comporte des risques, en particulier celui de la banalité. Croire que copier servilement ce qui s’offre à notre regard serait le but suprême est un leurre. Peindre un arbre ce n’est pas établir un constat en comptant ses feuilles mais chercher ce qui se cache derrière la surface.

Antoine a compris la leçon de Morandi qui disait : « rien n’est plus abstrait que le monde visible ». En vrai peintre, il cherche derrière l’apparence la permanence des lois secrètes, on pourrait dire des lois abstraites qui sous-tendent le visible et lui donne sa force et sa poésie. Son travail remarquable mérite toute notre attention dans la durée.

Dominique BARROT, Carnets du Ventoux, 2019